86 Eighty-Six de Asato Asato

Aux éditions Mahô

« Une guerre sans perte humaine » , c’est ce que proclame la République de San Magnolia. Attaquée par une armée de drones appelée la « Légion », le Gouvernement a finalement mis au point ses propres armes autonomes, les « Juggernauts » . Cependant, en dehors des murs fortifiés protégeant les 85 Districts qui compose la République, existe un 86e secteur. Officiellement inexistant, ces Eighty-Six sont dépouillés de leur humanité et conduisent ces armes « sans pilote » au nom de San Magnolia. Lena, jeune commandante, se retrouve affectée au 1er escadron de défense, l’élite des Eighty Six. Une unité tristement célèbre pour son capitaine, un certain « Faucheur » …

Résumé officiel

Voici le premier light novel que je lis, après avoir été séduite par l’adaptation animée de ce récit l’année dernière. La nouvelle de la sortie de ce livre en France m’avait surprise, mais ce fut surtout l’occasion de plonger plus en profondeur dans l’univers de Eighty-Six, écrit par Asato Asato, récit de guerre mêlant science-fiction, action, drame, et mecha.

Commençons par une définition : un light novel est un type de romans japonais destinés à un public jeune, et qui seront donc généralement écrits de manière plus simple, et avec la présence des furiganas, la prononciation des kanji, pour aider les jeunes lecteurs qui n’en ont pas encore une connaissance complète. Les light novel ont également la particularité de comporter des illustrations, généralement en style manga, de nombreuses œuvres japonaises deviennent « transmédiatiques », adaptées en manga, roman, animé etc. En tant que littérature de divertissement populaire, on peut considérer le light novel comme l’équivalent japonais du genre young adult.

J’ai découvert Eighty-Six par son adaptation animée, que j’ai trouvée très bonne à tous les niveaux, qui m’a fortement marquée, et est devenu l’un de mes animés préférés de 2021. On trouvera dans le roman d’origine une bonne partie des qualités de l’animé, en dehors de celles qui sont exclusives au format de l’animation. Le roman apporte toutefois davantage de détails sur l’univers, et contient deux épilogues qui donnent les grandes lignes des événements à venir, ce qui pourra déplaire à certains lecteurs, même si j’ai apprécié cette conclusion, due au fait que le roman a été à l’origine écrit comme un one-shot.

Eighty-Six nous plonge dans un sombre récit de guerre et de ségrégation poussée à l’extrême. Face à la menace de la Légion, armée de drones incontrôlable, la république de San Magnolia, prise de court, a déshumanisé aux yeux de la majorité de sa population, puis légalement, tous ceux qui n’étaient pas d’ethnie alba, aux cheveux et yeux blancs, appelés colorata et considérés étrangers puis moins qu’humains. Ces derniers, appelés 86, parqués dans des camps de concentration, furent envoyés sur le champ de bataille aux commandes de leurs propres drones, les Juggernaut, officiellement dirigés à distance, les 86 n’étant plus considérés comme humains et devenant ainsi de la simple chair à canon. Une guerre « propre », sans victimes aux yeux de la population de San Magnolia, qui se voile la face derrière ce masque de paix et de perfection.

Personnages

On suit l’histoire depuis deux points de vue : à San magnolia, Lena, jeune noble et commandante militaire, qui a conscience de l’hypocrisie de son pays et tente en vain de changer les mentalités et les lois absurdes ; et au front l’unité d’élite des 86, l’escadron Spearhead, et son capitaine Shin, surnommé le Faucheur, qui luttent quotidiennement contre la Légion. Deux points de vue à la fois très différents et complémentaires, connectés à travers la technologie de communication Para-Raid, alors que Léna devient le Handler de l’escadron, avec lequel elle tente de créer une relation d’égalité et de respect, à distance.

Léna est une jeune femme idéaliste, naïve et pleine de bonne volonté, qui fera face à la dure réalité, non seulement de la déchéance du pays qu’elle veut sauver, mais aussi de son inconsciente hypocrisie, ayant grandi dans le privilège sans manquer de rien ni connaître le champ de bataille et les discriminations vécues par les 86. Sa rencontre avec ces derniers lui permettra de faire sa propre autocritique et de grandir, pour mettre en pratique ses idéaux contre les lois injustes de la République de San Magnolia. Une héroïne attachante à l’évolution bien amenée et efficace.

On découvre les 86 de l’escouade Spearhead petit à petit, comme Lena, au rythme des informations que l’autrice nous donne. En dehors de leur capitaine Shin et de quelques autres personnages, le groupe des 86 peut être considéré comme un personnage en lui-même, l’une de ses caractéristiques étant le fort lien de camaraderie qui les unit, en opposition avec l’hypocrisie de San Magnolia. D’aucuns pourront être déçus de voir beaucoup de 86 disparaître après avoir été à peine nommés, sans nous laisser le temps de nous attacher à eux, mais de mon point de vue, ils servent le rôle des personnages très secondaires qu’ils sont. En effet, leur raison d’être est surtout de nous montrer à quel point la mort est omniprésente dans la vie des 86 et dans la guerre en général. La mort est en effet un thème important du récit, connecté au co-protagoniste Shin, dont le surnom et le rôle est celui d’ « Undertaker », le faucheur de la mort qui emmène les âmes des défunts dans l’au-delà, leur « destination finale ».

Le capitaine des 86 est le personnage entouré de mystères que l’on vient peu à peu à connaître au fil des pages. De caractère a priori taciturne, il porte sur ses épaules le poids de son passé, de la guerre et de son rôle de « faucheur », et continue d’avancer avec ce fardeau, face à un ennemi qui semble impossible à vaincre. Il démontre une grande fidélité et un attachement – réciproques – envers ses frères d’armes, des compétences au combat exceptionnelles et une tendance à la témérité qui ne plaît pas tellement à ses camarades. Ce premier tome le verra faire face à l’un de ses « démons », ce qui ne sera certainement pas la fin de son périple. Les autres 86 majeurs, Raiden, Anju, Theo et Kurena, n’auront que peu eu l’occasion de briller, même s’ils ont leurs moments et sont déjà des personnages attachants. Espérons que les prochains volumes leur permettront d’être mis en avant et d’être bien développés, de même pour Lena et Shin.

Écriture

Comme nous l’avons vu précédemment, la narration de Eighty-Six est séparée en deux points de vue principaux, celui de Lena et celui des 86, entre lesquels nous naviguons régulièrement au cours de la lecture. La narration des 86 étant elle-même partagée entre différents personnages, cela donne un rythme de lecture soutenu, et, par moments, rapide, du fait du changement régulier de point de vue, que j’ai personnellement apprécié.

Le va-et-vient des points de vue entre Lena et les 86 a également l’avantage d’illustrer un contraste et toute la distance qui les sépare, qui n’est pas seulement physique. Leurs deux modes de vie n’ont presque rien en commun, ce qui fait que l’un des moteurs du récit est le lent rapprochement entre les deux, alors que Lena apprend à connaître les 86 et grandit elle-même en tant que personne. Vers le début du récit, on aura ainsi des scènes mettant en avant l’impossibilité pour Lena de tisser de véritables liens avec les 86, méfiants, tandis que le Para-Raid n’empêche pas cette distance, qui est soulignée par des non-dits, des quiproquos que Lena n’a pas les moyens de comprendre, contrairement aux 86 et aux lecteurs. L’écriture de ce roman reflète donc la relation entre Lena et les 86, qui est au cœur du récit.

Le style d’écriture de l’autrice est assez simple, à la manière de la plupart de livres plutôt destinés à la jeunesse, mais n’en est pas moins bien écrit, efficace et agréable à lire. L’autrice – ainsi que la traduction – retranscrit très bien dans son écriture les émotions de ses personnages, pour les rendre d’autant plus attachants. Néanmoins, on retrouve à quelques (rares) moments un style « manga » un peu cliché, qui ne marche pas très bien avec le médium romanesque (et en français) et qui pourra faire sortir certains de leur lecture.

affiche de l’animé

Thèmes

Eighty-Six est une histoire dont les thèmes abordés, s’ils n’ont rien de nouveau, n’en sont pas moins impactants, de par leur dureté et leur violence, pas si éloignée de la réalité, mais aussi par la présence de personnages attachants qui apportent de l’humanité dans une situation qui semble sans espoir. Eighty-Six parle en premier lieu de guerre, ses principaux personnages faisant partie de l’armée de San Magnolia, chargée de combattre la Légion qui menace le pays. Mais on ne se contentera pas de juste lire des scènes de bataille, qui ne sont finalement pas aussi présentes qu’on aurait pu l’imaginer. En effet, le récit se concentre bien davantage sur les personnages eux-mêmes, en particulier les 86, l’impact que la guerre et l’omniprésence de la mort dans leur quotidien a sur eux. On a ainsi des personnages qui ont abandonné tout espoir, ont accepté l’idée qu’ils mourront bientôt au combat, mais qui continuent malgré tout d’avancer avec fierté, rassurés par la promesse du Faucheur de les emmener avec lui, même après leur mort. De l’autre côté, derrière les murs de San Magnolia, on a, à l’opposé, des militaires qui ne combattent pas, qui sont en sécurité et en profitent pour ne rien faire, ignorant la réalité de l’extérieur, et d’un vrai champ de bataille. Le gouvernement ferme les yeux sur leur situation pour ne pas avoir à prendre la responsabilité de son hypocrisie et de ses crimes, se condamnant par son inaction à la déchéance et la destruction.

Le thème de la guerre est ainsi, dans ce premier tome, lié à celui du racisme et de la ségrégation, illustré par le traitement des 86, déshumanisés et utilisés comme armes et chair à canon parce qu’ils ne sont pas de la « bonne » ethnie. Cette ségrégation, censée protéger San Magnolia en obligeant les 86 à prendre les armes, sera un facteur de la chute du pays, renfermé sur lui-même et incapable de se défendre seul sans la population qu’il a oppressé. Le manque de réaction des albas habitant San Magnolia, s’il peut paraître caricatural, ne me semble pas si loin de la réalité : ils préfèrent fermer les yeux sur la dure vérité plutôt qu’y faire face, même s’ils vont droit à la catastrophe. L’amie de Léna, Annette, déclare ainsi qu’il n’y a rien à faire, changer le système est impossible, pour justifier son inaction, tandis que son oncle, général de l’armée, a perdu tout espoir en l’humanité, considérant que son pays a mérité de disparaître, et que vouloir le changer n’est qu’un vain idéal. Malgré tout, l’autrice n’oublie pas de nous rappeler que les humains sont tous pareil, certains albas ayant soutenu les 86, les accompagnant sur le champ de bataille, tandis que certains 86, cherchant un bouc émissaire à leur malheur, ont oppressé les 86 métisses, rejetés par les deux communautés. On voit donc avec quelle facilité, en temps de crise, on peut accepter la ségrégation des minorités, et comment un gouvernement peut altérer la vérité en déclarant par exemple qu’une partie de l’humanité ne serait pas humaine, selon sa loi.

Un autre thème qui m’a paru important, bien que plus en arrière-plan, est la camaraderie qui unit l’escadron Spearhead. Face à l’artificialité et la froideur de San Magnolia, on trouve la chaleur humaine chez les 86, ces enfants-soldats qui côtoient la mort tous les jours, mais qui dans les moments de paix montrent qu’ils restent malgré tout des gens « normaux ». Ils trouvent paradoxalement un semblant de vie normale dans cette communauté dont les liens sont renforcés par leurs malheurs communs et le champ de bataille. Les quelques moments de calme que l’on peut lire dans ce volume montrent l’amitié qui lie les 86, qui se laissent aller aux joies de l’adolescence, en faisant ensemble les tâches de la vie quotidienne, en s’amusant, en discutant. C’est donc chez cette population traitée de « sous-humains » que l’on trouve l’humanité et les idéaux perdus – abandonnés – par la République. Leur fierté et leur volonté d’aller de l’avant même face à la mort forcent le respect des lecteurs, et les rendent d’autant plus attachants. Ainsi, même si peu de morts sont mises en avant, voir leur nombre réduit au fil des chapitres n’en reste pas moins impactant, notamment du fait de ce contraste entre leur situation et leur humanité profonde. Humanité qui se développe petit à petit dans la relation entre les 6 et Lena au fur et à mesure qu’ils se rapprochent.

Les thèmes de Eighty-Six n’ont peut-être rien d’original dans l’absolu, mais ils sont exécutés d’une manière très juste et efficace, l’histoire et l’univers les portant avec brio pour renforcer leur importance et y apporter une certaine fraîcheur.

En conclusion

Ainsi, Eighty-Six fut une lecture très prenante, même en connaissant déjà l’histoire avec l’adaptation animée. La lecture fut paradoxalement à la fois agréable, de par le style de l’autrice et les personnages touchants, et dur du fait de ses thèmes lourds et de son récit. Un récit sombre et violent, qui sur certains points n’est malheureusement pas si éloigné de notre réalité, rendant les personnages d’autant plus attachants. Si on peut regretter un manque de développement chez certains personnages, les tomes à venir pourront peut-être pallier ce manque en même temps qu’ils étendront l’intrigue de la série et son univers. En conclusion, j’ai hâte de pouvoir lire la suite de cette série au grand potentiel.

« Il était trop tôt pour être libres et égaux, Léna… Pour le genre humain, ce sera sûrement toujours trop tôt »

Jérôme Karlstahl, Chapitre 6

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